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Malheur et châtiment. "Némésis", Philip Roth

LE MONDE DES LIVRES | 05.10.2012 à 12h34 • Mis à jour le 05.10.2012 à 18h59

Par Alain Finkielkraut, écrivain et philosophe

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Philip Roth publie "Némésis". | AP/RICHARD DREW

Aux hommes qui, volontairement ou malgré eux, transgressent toutes les limites, empruntent la voie de l'outrage ou de l'outrance et succombent, ce faisant, à l'hubris, les Grecs promettaient la vengeance de Némésis. Cette messagère de justice. nous disent Platon et les tragiques, sanctionne la démesure par un châtiment approprié. Il y a longtemps que nous ne sommes plus grecs, mais, si l'on en croit le titre du dernier roman de Philip Roth, leur sagesse continue de s'appliquer à nous.

Eté 1944. L'Amérique est en guerre sur deux fronts. A cause de sa vue très basse, Bucky Cantor, jeune et vigoureux professeur de gymnastique dans une école de Newark, a été réformé. Ses meilleurs amis risquent leur vie sur les côtes normandes, et, lui, il pleure de honte. Tandis que la majorité des hommes de son âge sont mobilisés pour défendre la civilisation, il est le directeur du terrain de jeux de Newark, dans le New Jersey.

Il souffre donc de ne rien endurer. jusqu'au moment où un mal sans visage fond sur sa petite ville à l'écart de l'Histoire. la polio. L'épidémie se propage à la vitesse de l'éclair, les plus jeunes sont les plus expos és, et c'est aussi une guerre. On pense évidemment à La Peste, mais alors que Camus racontait un combat et voulait représenter la Résistance, Roth décrit une hécatombe, et la stupeur impuissante des victimes évoque irrésistiblement l'Extermination.

ÊTRE, C'EST COMPARAÎTRE

Bucky Cantor est désarmé, mais il fait face. Elevé par un grand-père aimant et rigoureux, il veut, même après sa mort, s'en montrer digne. Roth appelle d'ailleurs son héros "Mr Cantor", parce qu'il est déjà un homme sur qui on peut compter et parce qu'il vit dans un monde où le nom a barre sur le prénom. Le nom, c'est-à-dire la lignée, les ancêtres, la dette, l'allégeance, le "nous" qui précède le "je" et qui l'oblige. Mr Cantor ne se suffit pas à lui-même. être. pour lui, c'est comparaître. Connu, depuis Portnoy et son complexe (Gallimard, 1970), pour être le romancier du ça et du bouillonnement pulsionnel, Philip Roth rend ici, comme dans Pastorale américaine (1999), un magnifique hommage au surmoi .

Mr Cantor prend sur lui, il va voir les parents dévastés par le chagrin, il calme aussi la frénésie vindicative de ceux qui cherchent un bouc émissaire. Cependant, après avoir une première fois refusé de déserter Newark pour rejoindre Marcia, la femme dont il est éperdument amoureux, dans un camp de vacances loin de l'épidémie, il cède quand elle accepte sa proposition de se fiancer avec lui. Néanmoins ce retour à la nature est illusoire. Tel Œdipe qui réalise l'oracle par tout ce qu'il fait pour lui échapper. Bucky Cantor voit surgir la maladie qu'il croyait fuir et se rend compte qu'il était porteur du virus. Il échappe à la mort mais reste handicapé et rompt avec Marcia pour la libérer du fardeau qu'il serait pour elle. Il se condamne ainsi à une solitude désolée. Cela, c'est le narrateur, longtemps discret, presque invisible, de Némésis qui nous l'apprend. Arnie Mesnikoff rencontre Mr Cantor, quelque trente ans après les faits. Il a été l'un des enfants du terrain de jeux. Il a contracté la maladie. Il en porte lui aussi les séquelles mais il s'est marié et il est heureux. Cette différence des biographies nous révèle soudain l'autre pathologie de Bucky Cantor : la pathologie de l'explication .

Tout doit faire sens. Rien ne doit être sans raison. Au début de l'épidémie, il invectivait le Créateur de toutes choses et donc du virus. Et puis, sans pour autant se réconcilier avec le Maître de l'univers, il a retourné sa rage métaphysique contre lui-même. Il était le fautif car il lui fallait absolument un fautif à son surmoi déchaîné. Il n'y avait pas de place, dans l'esprit et dans la sensibilité de Mr Cantor, pour la contingence. "Le dévot, a écrit Clément Rosset, est d'abord celui qui est incapable d'affronter le non nécessaire." Alors même qu'il accablait le ciel d'injures sacrilèges, Mr Cantor était, pour son malheur, un dévot. Au lieu d'épouser Marcia comme elle l'en adjurait, il a plaidé coupable et il a détruit leurs deux vies.

C'est le refus du tragique qui précipite Mr Cantor dans la tragédie. Selon un scénario que les Grecs n'avaient pas prévu, la Némésis qui le frappe coïncide rigoureusement avec l'hubris qui l'emporte. "non pas l'hubris de la volonté ou du désir", mais le délire d'interprétation, le besoin irrépressible de trouver une réponse à la question "pourquoi ?". Mr Cantor est un "martyr du pourquoi" .

Rares sont les êtres aussi scrupuleux que Bucky Cantor. Mais, d'une manière ou d'une autre, nous sommes d'autant plus enclins à tomber dans cette folie, l'hubris de la raison, que nous la confondons avec l'intelligence. Aussi Philip Roth ne se contente-t-il pas de décrire ses ravages. Il lui apporte le démenti magistral du roman. En imaginant, dans Le Complot contre l'Amérique (2006), ce qui serait advenu si les Américains avaient, en 1940, porté à la présidence Charles Lindberg, l'aviateur héroïque mais nazi ; et en tenant, dans Némésis, la chronique d'une épidémie qui n'a pas eu lieu mais dont la menace planait et, avec elle, la peur panique d'attraper le virus et d'être enfermé dans un poumon d'acier. Inspiré par ce que Musil appelle ironiquement le principe de raison insuffisante, Roth dissipe l'illusion de nécessité et rend au passé son caractère fragile, aléatoire. Ce qui a été aurait pu être autrement.

Rien donc n'est vrai dans Némésis. Mais de cette fiction totale est née l'inoubliable vérité d'un homme terrassé par sa grandeur d'âme et par son incapacité de consentir à la part de hasard et d'absurdité que comportent toutes les choses humaines.

Némésis (Nemesis), de Philip Roth, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Marie-Claire Pasquier, Gallimard, "Du monde entier", 228 p. 18,90 €.

Par Alain Finkielkraut, écrivain et philosophe

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